« Le voici qui arrive, avec la précision d’un bilan. Cet anniversaire. Cent ans ont passé. Cent révolutions terrestres qui viennent remettre en question le passage du temps. Cent tours autour du Soleil pour revenir à ce printemps où tout s’apprêtait à bourgeonner et à se réfracter. Un moment important doit être célébré.
Revenir à l’heure où tout est né représente pour moi une grande responsabilité et un heureux privilège. Il faut être capable d’ouvrir les verrous de l’histoire et de s’attarder sur ses tout débuts. D’absorber cette source natale pour revivre l’aube et la venue au regard.
Je ne voudrais pourtant pas sentimentaliser une biographie. La longue histoire de Gucci ne saurait se résumer à un seul acte inaugural. Comme dans toute autre existence, son destin est marqué par une longue série de « naissances sans fin » (M. Zambrano) et de constantes régénérations. Dans ce mouvement perpétuel, la vie défie le mystère de la mort. Dans cette soif de naissance, nous avons appris à habiter le temps.
La célébration de cet anniversaire est un hommage au ventre maternel, mais aussi au devenir autre. À l’héritage, mais également à la possibilité de l’idée qui vient après coup. En fait, le passé n’est ni transmission immobile ni répétition de l’immuable : au contraire, il « implique nécessairement l’idée de mouvement. Ce n’est pas une donnée, mais un mouvement : le mouvement de variation de l’héritage qui implique des processus de transformation » (M. Centanni).
Benjamin dirait que pour prévoir l’avenir, nous devons changer le passé en recherchant, au fur et à mesure de son déploiement, les réserves d’énergie qui recèlent encore un potentiel de vie. Dans mon travail, je caresse les racines du passé pour créer des inflorescences inattendues en sculptant la matière à travers la greffe et l’élagage. Je plaide pour cette capacité à ré-habiter ce qui a déjà été donné. Pour le mélange, les transitions, les fractures, les enchaînements. Pour échapper aux cages réactionnaires de la pureté, je poursuis une poésie de l’illégitime.
En ce sens, Gucci devient pour moi un laboratoire de piratage fait d’incursions et de métamorphoses. Une manufacture alchimique de contaminations où tout est en lien avec tout. Un lieu où des vols et des réactions explosives se produisent : un générateur permanent d’étincelles et de désirs imprévisibles. En cette occasion, je veux donc honorer mon affection filiale en trahissant l’héritage qu’on m’a transmis. Parce que la promesse d’une naissance sans fin ne se renouvelle qu’à travers la capacité d’évoluer.
En franchissant ce seuil, j’ai pillé la rigueur anticonformiste de Demna Gvasalia et la tension sexuelle de Tom Ford ; j’ai exploré les implications anthropologiques de ce qui brille en travaillant sur la luminosité des tissus ; j’ai célébré l’univers équestre de Gucci en le transfigurant dans une cosmogonie fétiche ; j’ai sublimé la silhouette de Marilyn Monroe et le glamour de l’ancien Hollywood ; j’ai saboté le charme discret de la bourgeoisie et les codes de l’élégance masculine.
Nous voici prêts à célébrer l’événement dans nos plus étincelants atours. Les préparatifs battent leur plein. Nous sommes impatients de franchir à nouveau les portes du Savoy, un siècle après : un topos riche en images dans l’histoire de Gucci. Un très long couloir nous sépare de ce passage astral et magique. Le mythe fondateur est ré-habité à la lumière du présent. Nous entrons dans un club, tout en néons et caméras, mais découvrons que la fête que nous méritons ne se déroule pas dans le hall d’un hôtel londonien des années 20.
Elle a plutôt lieu à travers un plongeon profond et extatique dans tout ce qui nous manque ardemment aujourd’hui : un festin d’air. Un jubilée de souffle. L’idée de la fête se glorifie donc dans le pouvoir générateur de la nature et le souffle de vie qui l’imprègne. En réalité, le souffle est ce que chaque être vivant génère en permanence, c’est « le prénom de l’être-au-monde, la vibration à travers laquelle tout s’ouvre à la vie » (E. Coccia). C’est une nativité que nous honorons dans son mouvement oscillatoire : « inspirer, c’est laisser le monde entrer en nous ; expirer, c’est se projeter dans le monde que nous sommes » (E. Coccia). Je célèbre alors l’air comme un principe sacré d’interpénétration, de mélange et de connexion : un principe d’existence imprégné par l’enchantement chimique des feuilles. Je chante les louanges de ces créatures. De leur fragilité et de leur vulnérabilité. De leur capacité à se renouveler et à revenir à la vie une fois l’hiver passé. »
Alessandro Michele